- Jean-Acier DANÈS
- Édito : le journal mensuel de la Manufacture Berthoud
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- Vélo, Berthoud Cycles, communauté, community
Manufacture Berthoud Cycles
Texte : Jean-Acier DANÈS
Je suis à Fleurville, le cœur tourné vers l’été qui arrive.
De passage à Fleurville chez Berthoud Cycles je retrouve l’équipe de cette Manufacture où je suis si heureux de passer du temps. Puisque ce journal rend honneur au paysage, il y en a deux qu’il ne faut pas oublier : celui qui à travers la vitre poisseuse du train fuse à toute allure ; un paysage de bras de rivières teint en roses, de prairies humides qui sortent à peine de leur lit. Il est 7 heures, je suis en route depuis la Gare de Lyon pour la Manufacture Berthoud et dans mon wagon pour le Creusot les gens travaillent sur leurs ordinateurs, relisent des documents, vérifient des tas de choses auxquelles je ne comprends franchement rien, les yeux plissés sur une présentation en fr-anglais qui utilisent des mots utiles et sérieux. J’ai parfois le réflexe de surveiller la plateforme au bout du wagon, comme si mon vélo y était (pour une fois, je voyage sans bécane). Je suis léger, je n’ai rien qu’un petit sac à dos et mon téléphone: quelque chose me manque. Je voyage très seul. Je regarde autour de moi, les gens font leur vie et sont indifférents, ce qui doit être la règle dans des transports en commun. Le train bombarde à travers les collines du centre de la France, les paysages donnent tout pour qu’on les regarde et à quelques rangées devant moi, gênée par le soleil, une dame tire d’un coup sec sur le rideau de la fenêtre. L’allée de sièges s’obscurcit un peu. Il me reste mon bout de hublot.
Je savoure les vues, au loin, sur des éoliennes et des prairies peignées dans lesquelles on a disposé des passages en graviers. J’entends déjà leur crépitement sous les flancs du pneu. Dans le train, ça ronfle et ça chuchotte, il est tôt et nous sommes tous ensemble et anonymes. Nous nous sommes réveillés de bonne heure, de concert, pour traverser un bout de pays. Si tous les gens de ce wagon étaient à vélo, à ce stade, nous connaîtrions déjà le nom les uns des autres, les morceaux de vie du voisin et pourrions estimer « la forme » de l’autre à sa manière de rouler, d’encourager, d’avancer dans le pays. Le train me porte: je reprends ma nuit et mes rêves dans mon pull à capuche.
En me réveillant, je repense à cette phrase de Philippe (l’une des bonnes fées de Berthoud, qui croise souvent ce journal):
« Dans la vie d’un cycliste il y a trois étapes, les premiers pas sans roulettes […] ensuite la fierté des premiers mètres sans les mains avec le petit coup du bassin sur la selle pour orienter le guidon libéré et enfin la première nuit complète à pédaler sous les étoiles. »
Je trouve d’abord qu’il a raison. Et puis je corrige. Selon moi, il n’y a pas trois étapes dans la vie d’un cycliste, mais cinq: il faut ajouter celle du premier col que l’on gravit, et celle où, trouvant un équilibre parfait avec son vélo, par une sorte de symbiose, on se met à rêver qu’on traverse des paysages lorsque nous redevenons bipèdes. Je rêve d’anciens voyages, baignés de brume, et des bourgs dorés au petit matin. Je rêve de l’alchimie avec cette machine qui nous démultiplie et sur laquelle on peut se sentir si entier.
J’honore ici un deuxième paysage à l’arrivée en gare: celui qui s’annonce par un grand sourire, sur le quai. Venir à la Manufacture, c’est partager sa passion pour le vélo avant tout.
Philippe m’escorte vers la Manufacture depuis le Creusot TGV à travers des routes vallonnées, merveilleusement silencieuses, qu’on enjambe par Saint-Gengoux puis Cluny. J’adore les routes « montagnes russes » où il n’y a pas beaucoup de longues portions plates. Dans chaque virage, une invitation à l’errance, à découvrir une nouvelle pente, à joindre des allées d’arbres et rouler sur les chemins à travers des corps de ferme. De temps en temps, on évite une voiture en frôlant l’herbe du bas-côté. Et on repart. L’air picote car il est tôt. Un grand chevreuil nous devance le train, le ciel devant lui a été frotté à l’eau de Cologne et les odeurs de terre sentent la floraison des haies et le bourgeonnement des arbustes. Autunois, Côte chalonnaise, Clunysois, Mâconnais, ces routes sont des berceaux pour les vignes où chaque changement d’heure réjouit l’œil des troupeaux exigeants, qui vaquent d’un coteau à l’autre.
Quelques instants et quelques gaufres à la vergeoise plus tard avec Marjorie, Christophe et Frédéric, je suis assis derrière une vitre sur un vélo-gabarit qui est fixé à l’intérieur de la Manufacture. Derrière le bruit couvrant de la machine à découpe laser qui fait des va-et-vient sans se préoccuper de nous, je pédale sur-place, chevauchant un ersatz de bicyclette ultra-réglable, mais mon voyage est immense : dans ma tête, je m’adresse aux millions de tours de roue qui viendront, à tous les pays et sentiments que ce vélo me permettra de découvrir.
Crédits photographiques : © Philippe Marguet
Au-devant de la baie vitrée, je me sens dans une capitainerie ou un cockpit de navire, à l’observatoire de camions de livraisons qui passent au loin et du bruit du train, plongé dans les aventures à venir et les sensations. Nous recherchons un optimum de performance, un réglage idéal, une interaction entre mon corps et une machine. C’est enivrant, de faire le hamster qui tourne sur place, de voir sa position et son confort changer, de s’approcher d’un rythme naturel. Sur le mur, une carte des cépages et des tableaux d’outils lustrés. En repartant, je note dans mon carnet:
« Retour en train. Trois faits, pour lever la tête, à 300 kilomètres/heure :
- Qu’il est difficile, à midi, de choisir sa pizza à Pont-de-Vaux. Donc, plus grand sera le nombre de personnes qui rendent visite à l’équipe de chez Berthoud, plus le délicieux pizzaiolo de Pont-de-Vaux pourra travailler sa pâte comme son humour (caractère blagueur qu’il pétrit comme sa pâte, chaque jour, et ajoute au gré un peu de sauce piquante).
- Qu’on a des préférences, en matière par exemple d’équipement pour le sport. Pas toujours bonnes. C’est un peu comme aller voir un médecin ou un pharmacien et lui proposer un diagnostic, lui demander un médicament: c’est si souvent une erreur. Il faut parler d’un état, livrer brut et sans artifice son constat, ne pas interpréter, laisser l’analyse et le conseil venir — ne pas avoir peur d’essayer. Combien de fois se trompe-t-on lorsque l’on pense savoir, combien de fois contourne-t-on la réalité. Je roule des gros pneus, maintenant, la pression est tombée à 4 bars et toutes les routes et toutes les courbes ont changé.
- Qu’il est bon d’apprendre à regarder les lignes d’un vélo: lignes droites, lignes diagonales, courbes et serpentines, les cliquetis qu’on devine, la gomme qui trimballe et le cuir qui se patine. Lignes de vie. Le carbone bombe et file entre les jambes. »
Le mois s’achève et je suis derrière mon écran, à suivre le final du Giro. Je vois des vélos qui changent et des routes qui réservent des surprises même aux plus préparés. Je pense à ces paysages, ces cols, ces restaurants et ces manufactures qu’il me reste à visiter. Et je remonte en selle pour aller faire cinquante bornes à Vincennes, plutôt qu’enfermé chez moi sur un home-trainer. Avec l’espoir secret, peut-être, de tomber sur une merveille inattendue et de savoir l’accueillir.
Bonnes routes à tous et à bientôt, sur ce journal, pour l’article de Juin.
Jean-Acier DANÈS, auteur de Bicyclettres (Éditions du Seuil).