Manufacture Berthoud Cycles
Texte : Jean-Acier DANÈS

Il s’agit ici du dernier article de ce journal de paysages.

Il s’agit ici du dernier article de ce journal de paysages. Alors que la Manufacture Berthoud a grandement changé, je voulais ici tirer le bilan de ces textes, envoyés en anglais et en français entre le 8 janvier 2024 et le 8 janvier 2025, et saluer les équipes pour leur confiance précieuse. 
Du point de vue extérieur (celui d’un observateur) j’ai échafaudé durant un an des plans d’articles. J’ai gribouillé dans mon carnet, j’ai pris des notes dans mon téléphone pour ne pas oublier ces intuitions, pour essayer de décrire au mieux Berthoud, la Saône, l’artisanat, et leur entrée au contact de mon monde, notamment en notant certaines phrases entendues lors de mes déplacements. J’ai rêvé, beaucoup, en reliant ces textes aux photos de paysages que je recevais de Philippe. J’ai ouvert vingt fois mon appli de cartographie, tracé moult itinéraires vers le Creusot de nuit, vers Macon l’été, vers Fleurville depuis Lyon, Paris ou Nevers, j’ai cherché des bivouacs ou des trous dans l’emploi du temps, j’ai photographié la Manufacture et présenté ce projet à des amis. J’ai demandé conseil à des spécialistes, souvent. Et j’ai levé la tête. Pourquoi faire ça ? Quelque part, cette opportunité d’écrire des articles pour le site internet de Berthoud a créé un « hotspot » en moi, comme un point wifi où l’on se connecte: un lieu fixe d’où tout rayonne, un lieu de référence depuis lequel l’imagination s’exprime et l’information passe, d’où l’on se met régulièrement à jour. J’ai eu la joie à des heures très variées de la journée de recevoir un appel de l’équipe pour avancer sur un projet, évoquer un papier ou me transmettre une nouvelle avancée. Ce temps et cette confiance ont été une lourde responsabilité dans la charge de mes semaines, entrecoupées de voyages, (certains m’auront d’ailleurs fait remarquer quelques fois mon léger retard à la publication) mais ils ont généré un plaisir qui m’aura poussé une fois de plus vers l’écriture et vers la lecture de nouveaux supports. Ceci m’invite encore une fois à questionner ma pratique. J’ai affirmé mon goût pour l’extérieur, exacerbé par ma vie très urbaine actuellement, nourrissant donc un regard en corollaire, en négatif-positif, que je n’espère pas trop fantasmé.

Grâce à la confiance de Berthoud, il m’a été évident durant un an de me plonger chaque mois dans la vie telle qu’elle est projetée autour de la Manufacture. De venir et de découvrir. De faire résonner ce qu’ils font et de le dire avec mes mots. C’est un exercice bien sûr très difficile: je ne vis pas sur place, je ne fais pas partie du personnel, je ne suis pas artisan, je n’ai que 27 ans et je suis un amateur qui n’a jamais vécu dans la Saône et Loire. Aussi, on m’a laissé une latitude précieuse et j’en suis sincèrement touché. Quelques rudiments de géographies restant de ma préparation de l’École normale ont pu un peu m’éclairer, tout autant que les conversations et les nombreuses aventures dans ce terrain, dont beaucoup d’épisodes datent de ma période lyonnaise. 

Peut-être que le plus dur dans le fait d’écrire ces articles mois après mois vient justement de là: ma période lyonnaise. Je ne vis plus dans ce coin-là de la France (sadly!), mais j’y ai rencontré bien des bonheurs pendant 7 ans. Ce moment de ma vie, à sillonner à loisir la Saône ou le Morvan, à vivre au pied de montagnes et au bord de grands fleuves, cela constitue pour moi une période sacrée, éminemment heureuse – marquée par une grande amplitude géographique dans des régions pourtant plus petites que celles que je transperce aujourd’hui sans m’en rendre compte par d’autres moyens de transports. Je fréquente la planète, pour le meilleur et pour le pire. J’ai vécu sur différents continents, mais je n’ai pas habité au sens complet dans beaucoup d’endroits comme j’ai habité à Lyon et comme j’ai fréquenté ces villages de pierres dorées sur mon vélo. Voyager me procure bien sûr des joies infinies et justifie un peu la personne que je suis, mais il rend également évident mes différents actes de naissances successifs, au contact de différentes régions. C’est pour cela que lorsque je repense à la lumière, lorsque je repense à des musiques, lorsque je repense à des rencontres décisives, je croise souvent du cœur ces routes que je saurais reconnaître en toute saison. Lorsque je me souviens d’un repas ou d’un café en ces terres amplement réparties, je n’arrive pas à voir cela comme un évènement triste, malheureux. C’est un endroit (assez inexplicablement d’ailleurs) où je me sens très bien et que j’associe de fait au réjouissement de ma période lyonnaise, sorte d’El Dorado de l’adolescence, où j’étendais mes tours de roues à bicyclette dans une liberté profonde aussi loin que mon temps le permettait, gravitant et crapahutant toutes les semaines vers un jardin aux mûres amoureuses, autour de tablées d’amis, vers des murs d’abbayes, de maisons d’écrivains, des invitations des libraires à Beaune ou d’amis à la campagne. 

Pour certains, Fleurville, Cluny, Mâcon, Lyon, Saint-Étienne, ce sont des villes qui riment avec des capitales du vin ou du divin, de centres névralgiques pour les mets ou les métaux. Pour moi, c’est un territoire à qui je dois tant. Et quand on fréquente des lieux élus par affection à un rang tout particulier dans la mémoire, il est inévitable que le cœur se fasse buvard et que l’on déforme le réel d’une couleur qu’il ne dégage pourtant pas aux yeux de tous. Il existe des lieux où je suis rarement malheureux — c’est leur force élastique qui m’accompagne vers d’autres et me fait rebondir d’un été à un hiver sans peine. Il m’a donc été dur de ne pas faire d’impasse, de ne pas peindre un tableau qui n’existe pas, et surtout d’être pertinent malgré le fait que je roule plus souvent à cinq cents kilomètres qu’à domicile en ces terres ‘berthousiennes’.

Il m’a été permis un an durant d’évoquer une entreprise où j’ai souvent eu le vœu de travailler, tant pour la beauté des créations que pour l’aspect économique de la vie d’une société qui créée des produits exceptionnels (mon bagage étant, après tout, aussi les chiffres). J’ai pu naviguer dans les villes et communes de la région à vélo, tout perdu dans mes pensées, filant d’une maison couverte de lierre vers un rond-point en pierre, divaguant sur la pertinence de cette unité de production, du rapport au temps si différent que développent les gens qui travaillent la noblesse de leur main, des injonctions d’avoir un lieu de conception et production en France. J’ai vu éclore en poussée continue une création cent fois retravaillée, comme du pain qui lève dans l’anonymat d’un panier à l’osier accueillant. J’ai refait mes comptes pour aller au mieux, pour ne léser personne, pour faire le plus avec le moins. Je me suis déplacé souvent et j’ai beaucoup écouté, posé des questions, été candide. Alors probablement que la vie à Berthoud n’est pas aussi rose que celle que j’ai noté sur les carnets admirateurs d’un client un peu particulier. Je suis conscient qu’il est si dur de créer et que la réalité d’une « petite » entreprise (au sens administratif) n’a rien de facile, surtout en France, surtout en 2025, où plus que jamais cela signifie de refuser la routine, de jongler, de chercher des solutions, de passer ses idées au tamis ou filet de la rentabilité, du temps, de la compréhension de tous et de la conciliation de bonnes intentions. Ce n’est pas mon rôle de donner un avis sur une entreprise, mais c’est le mien de caractériser l’émotion que j’ai vécue en me rendant, chaque fois, dans cette manufacture qui travaille fièrement à ce que des cyclistes comme moi puissent accomplir leurs rêves non pas une fois, non pas deux fois, mais toute une vie. 

Alors, parce que décembre est le mois du Père Noël pour beaucoup, du Fait religieux pour certains, le mois des rêves et des fêtes, le mois du partage, je voudrais remercier ceux qui ont relancé cette entreprise : les clients, les travailleurs, les investisseurs. Il est bon de savoir que quelque part, non loin de chez nous, des gens œuvrent (et c’est parfois une besogne) pour nous permettre de rouler sans nous mettre des nouvelles barrières de standards, de limites de durabilité, ou sans rogner sur ce que l’on estime précieux. C’est une vraie énergie qui y est déployée en faveur d’un mode de vie moins consumériste, plus pérenne, optant chaque fois qu’elle le peut pour l’option de l’élégance — même pour une simple selle sur laquelle on pose son derrière ou une besace de tissu dans laquelle ranger un encas. 

En portant sur le papier des impressions cyclistes, en évaluant mon rapport à des routes qui pourraient pourtant m’être anonymes, en lisant des cartes IGN ou en me demandant ce que j’aime tant dans cette petite entreprise bourguignonne vieille de 3 fois mon âge, je me suis souvent amusé que depuis la Chine, depuis le Maroc, depuis l’Italie, depuis les îles Canaries ou depuis l’Angleterre, je me revoyais entrer pour la première fois chez Berthoud avec l’irradiation chaleureuse d’un lieu qui immédiatement nous séduit. Je me suis d’emblée dit « un jour, mon vélo, je le ferais ici. » Et nous y voilà, à ce jour. Bientôt, je le récupérerai.

Décembre est un moins de partage, donc, un mois d’échange : on donne du temps, du matériel sous la forme de cadeaux, des trouvailles spontanées qui on l'espère feront plaisir, de repas que l’on prépare plus ou moins « pour faire plaisir ». Décembre est un mois d'espérance — même si les convictions en un futur radieux sont parfois rudes à installer, dans la pluie et dans l'obscurité. Décembre est un mois où les paysages sont éphémères, la lumière comme les nuages filent en hâte, rien ne s'installe longtemps à part le crépitement du feu dans le soir, on entend sans cesse les portes qui claquent et les battants qui frottent pour garder la chaleur, pour ne pas rester ouvert au vent. Décembre est un mois ou l'on voudrait chérir ceux que l'on aime, que tous aillent bien et que tous se soignent bien. Dans la frénésie de la recherche matérielle on distingue finalement l'essentiel: et il est rarement matériel. L'essentiel c'est une pause, quelque part réunis, en bonne santé, à regarder sereinement l’avenir. Décembre c'est la joie de dire: je me concentre sur les quelques jours qui reste de l'année 2024 pour — préparer la prochaine — oublier celle ci — en faire le maximum — savoir rattraper des erreurs.

Janvier 2025. J’ai tenu ce journal un an. Cela a signifié écrire, mois après mois, des pensées qui sont les miennes et ne peuvent être ni commerciales, ni universelles. Il est difficile de noter jour après jour les actualités, dans un monde ou même gouverner semble vouloir dire démissionner, dans un monde où même une sortie à vélo en centre-ville doit générer la révolte générale à cause de comportements assassins. Il est pourtant dans ma nature d’essayer d’aller de l’avant sans essayer de pousser le quotidien ou les évènements à la faute, et je crois que cela est, également, la nature essentielle d’un artisan. Créer, c’est dire qu’on est prêt à travailler sans certitude pour un meilleur futur. Pour ne pas laisser une flamme s’éteindre, pour ne pas laisser une option inexplorée, pour ne pas oublier d’essayer autrement ce que l’on croit éventé et rabâché. C’est notre équilibre, de faire : cela apaise, cela fait avancer, cela donne corps. Et c’est ce que je vous souhaite pour 2025 : d’œuvrer à un futur meilleur et de savourer ce qui importe le plus pour vous. Car l’une des grandes joies que l’écriture et le vélo ont de commune, c’est la découverte, la rencontre, non superficielle (et c’est un mot qui sied au début d’année) par un effet d’épiphanie. Berthoud est un heureux moment de 2024 et j’espère avoir contribué à vous donner une image plus complète de cette entreprise discrète, car quelque part en silence vous croiserez sur les routes leurs équipements pour de nombreuses années. 

Excellente année et bonnes routes à tous et à toutes.

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Jean-Acier Danès

Jean-Acier Danès a 21 ans. Anciennement lyonnais et ayant vécu à l'étranger, il a voyagé jusqu'à s'installer à Paris où il suit actuellement des études de Lettres Modernes. A 20 ans, il publie son premier livre, un voyage à travers la France littéraire à vélo.

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