Manufacture Berthoud Cycles
Texte : Jean-Acier DANÈS

Ce qui distingue d’abord le mois de novembre...

Ce qui distingue d’abord le mois de novembre des mois précédents dans l’année, c’est une position dans la neige. Légère, à peine réelle — novembre est après tout l’avant-dernier mois. Celui qui picote et dont on n’est pas encore sûr qu’il annonce la fin. On s’organise, car sortir hors de la maison signifie se préparer un quart d’heure de plus : maillot de corps, gants, bonnet, les épaisseurs s’enfilent et l’oubli d’un seul objet sur le pas de la porte implique de tout recommencer. Nous sommes des petits personnages emmitouflés qui essaient de vivre, un peu ralentis par la nuit, un peu accélérés par la rareté du jour. J’apprécie beaucoup le froid mais il me coûte tant de temps.

Dehors, il neige juste ce qu’il faut pour que le faisceau de la lampe frontale évoque, avec ses confettis blancs, le duvet mouillé des petits lapins. Accompagnés d’un blizzard glacial, les flocons et le vent talonnent les muscles. Une grande partie du mois, le gel me fait vaciller et trembler, matin et soir. Ce n’est plus la motivation qu’il faut trouver, c’est le courage. Je me secoue dans mes épaisseurs de laine. Un vendredi dans la nuit, pour allumer un brasier heureux dans mon imaginaire, je sors de mon terrier et saute sur mon vélo en direction de Fleurville. J’ai là-bas rendez-vous avec Marjorie, Philippe, Fred et Christophe afin de finir la réalisation de mon vélo sur-mesure. 

Le verglas, aux abords de la gare où je dois m’engouffrer me fait en quelques mètres considérer avec doute mon projet de longue sortie aujourd’hui. Avant d’avoir rendez-vous avec la Manufacture, j’ai rendez-vous avec la glace. C’est la nuit noire, une nuit qui n’a rien de tendre, une nuit où les fracas résonnent au loin dans un bruit blanc, une nuit où l’on ne veut pas avoir à roder dans la ville. Je suis à Berçy, il n’est pas encore cinq heures du matin et j’entends crisser les rails du premier train vers la Bourgogne, la Saône, et ailleurs. J’ai dormi moins d’une poignée d’heures. Je ne démonte pas le vélo et les doigts trop gelés je saute dans le wagon et m’endors.
Je pourrais raconter tant de choses de cette journée : la splendeur du lever de soleil, vers 7 heures et demie ou 8 heures dans les contreforts du Creusot quand les ténèbres sont surprises. Je pourrais raconter les forêts dont les branches pleines de neige ressemblent à des arcs-boutants de cathédrales en marbre, ou essayer de peindre, à la lumière jaune comme mon cœur l’a vu, ce pays traversé des grandes lignes d’eau gelées rayant les champs d’un velours de verre. Me voici abrité dans le camion de Philippe et j’y suis, à moitié lové et à moitié niché dans le siège passager, à 250 kilomètres de mon lieu de départ. Nous approchons de la manufacture. Le chauffage tourne à grand souffle et la porte arrière ne s’ouvre toujours pas, à cause du joint qui a gelé cette nuit, si bien que lorsque l’on tape un nid de poule elle nous alarme un peu. Le personnage principal de cette journée, c’est la Bourgogne. Son attitude ronde et ses collines nous bercent. Nos yeux à l’horizon se perdent dans les coteaux, tandis qu’ils essaient de suivre avec prudence le sillage de la voiture de devant, souillée par les projections de neige boueuse sur la carrosserie. Je me réveille petit à petit sur une chanson espagnole inconnue, suivie par un air familier des Smashing Pumpkins.
Nous changeons de route à chaque fois qu’une portion étroite est paralysée par la circulation. Philippe conduit au travers de hameaux et de villages-églises : vous savez, ceux qui ont une auberge-hôtel, une épicerie-boulangerie avec des étiquettes de prix orange autocollantes, et parfois un petit tabac-presse-café. Les étages bas des maisons paraissent s’abriter les uns les autres autour de quelques trouées par lesquelles passent les rayons rasant d’un soleil en sépia. Nous roulons une heure et demie, peut-être plus. Durant ce laps de temps, aucun lieu-dit ne lésine sur les vues qu’il partage avec nous : les corbeilles formées par les haies brunes et rouges offrent des perspectives somptueuses sur les environs couverts de blanc. La route s’ouvre et à l’arrière, ma randonneuse se réchauffe et vibre familièrement. C’est son pays, ici : le pays des garde-boues dont l’éclat projette dans le camion des reflets argentés, un endroit où la fenêtre fait rentrer un fumet de gibier et d’humus lorsqu’on roule à travers les forêts.

Novembre est le mois des équipées : rouler d’un coup, traverser sa région, retrouver des amis, se harnacher pour faire face à des difficultés. Aucune équipée ne peut se passer de détails. Et pour accomplir des aventures mémorables, si minuscules soient elles aux yeux des autres, les détails importent toujours. Chez Berthoud, l’équipe l’a bien compris. Même si Berthoud s’écrit avec un D, ils ne travaillent pas un dé entre les mains et ne laissent rien au hasard. Leur chance, c’est le calcul et l’expérience de faire naître des cycles.
À peine arrivé, Fred repasse avec moi les cinquante détails qui font du vélo en cours de construction mon futur vélo : qu’en sera-t-il de ce support, de ce tube, de cet éclairage, et pour la dimension du pneu, mais du coup la lampe est-ce que…  Ensemble nous réfléchissons à des dessins pour les soudures des porte-sacoches, à des derniers angles, pour le portage des équipements (lampes et bagages), ou à une contrainte de roue libre pour le moyeu arrière. J’apprends des choses, je relance sans le vouloir des autres questions car l’imagination est une rafale d’intuitions qui s’interrogent les unes avec les autres. Le projet progresse, le vélo sera bientôt prêt.
Marjorie me pousse à reconsidérer une couleur pour le moyeu, tandis que Philippe remue et incline à la lumière une palette pour nous accorder sur la peinture du cadre. Le soleil nous aide et fait scintiller quelques échantillons de nuancier, il projette à travers la baie vitrée de la Manufacture des grandes ombres qui se perdent sur le sol gris et que nous fendons en nous déplaçant comme une girafe piétinant dans sa steppe. Devant nous, au pied de l’écurie, la rampe de gravier qui remonte vers la rue des acacias. De temps à autre, le téléphone sonne, un livreur s’annonce. Alors dans ces instants-là, pour ne pas déranger ceux qui m’accueillent, je flâne dans les trouées d’étagères. On me confie à l’essai un mini-vélo « prototype à gros pneu » que j’essaie pour le plaisir et qui fait crisser les graviers gelés. Il donne envie de rebondir comme un cabri. J’ai un large sourire aux lèvres et je suis plein de rêves. S’il est clair qu’il n’a presque rien à voir avec mon vélo d’aventure en cours de réalisation, ce petit BMX de ville prête à la joie. Ces moments à flotter sur des pneus souples à pleine allure avec les joues qui brûlent, ainsi que le repas que nous partageons à midi dans un restau du coin, ces réveils dans la nuit et ces trajets vers la Saône, ils seront quelque part contenus dans ma mémoire lorsque j’enfourcherai mon futur vélo d’aventure.

Voilà, c’est ici la dernière projection que fait naître en novembre l’imagination d’un vélo futur. Si novembre est un mois où j’aurais beaucoup roulé, couru et nagé, seul ou avec des amis, sur des évènements ou sur des initiatives spontanées, cette journée à Fleurville s’est imposée en moi, sorte de jolie pierre émaillant la parure des semaines. J’ai parfaitement conscience, désormais, que la substance la plus réjouissante de concevoir un vélo sur-mesure, ce n’est pas le fait de le colorier en bleu, vert ou en violet, le fait d’avoir une extravagance que les autres n’ont pas ou bien de graver son prénom sous le boitier de pédalier. C’est le fait d’attendre, de désirer, de partager une passion et d’écouter des conseils, d’accepter d’autres options et de passer des moments de grande qualité avec des artisans. C’est un acte de résistance, un acte où l’individu rencontre des autres qui partagent sa vision. C’est le fait de savoir que bientôt, on pourra se déplacer de lieu en lieu au moyen d’un compagnon adéquat, unique et que chaque fois qu’on le sortira on repensera à ces moments qui s’ajouteront aux autres. De se dire que lorsqu’on l’enfourchera, on se rappellera ces journées à Fleurville et toutes leurs anecdotes, irréfutable preuve que cela a du sens. La grande joie d’un vélo conçu sur-mesure, c’est la maturité que fait naître le cheminement et la réalisation, semaine après semaine, d’un vélo unique et imaginé pour durer, pour répondre à un besoin, pour matcher avec une personnalité. C’est le nombre de nuits à s’endormir en pensant à un détail, en rêvant à l’aboutissement d’une idée nouvelle, à une sensation inédite sur les chemins.

Ce qui m’aura séduit le plus dans ce mois de novembre, ce sont donc ces sorties imprévues du quotidien.  J’aurais pu passer le mois à faire du home-trainer dans une pièce sourde de mon appartement, mais je n’ai ni l’un ni l’autre. Ma priorité, ce sont ces instants à rouler. Ces moments qui naissent alors qu’on vient d’enfiler un gilet réfléchissant et une cagoule, que l’on a froid et que l’on sort en se disant « on va bien voir si ça le fait ». Ce n’est pas cette route, par dix fois familière, sur un écran d’ordinateur, mais ce paysage que par la contrainte d’une météo adverse on se surprend à redécouvrir, ou ce changement de position qui d’un coup change la performance ou l’état d’esprit. C’est cette anomalie dans l’organisation d’un parcours qui nous fait nous sentir vivant, nouveau, ou entendre à l’oreille un nouvel hymne prometteur et dire en voici, une belle idée pour plus tard… Car après tout, si une passion n’est pas l’occupation la plus porteuse pour l’imagination, alors elle ne vaut pas de s’en occuper, pour paraphraser Julien Gracq. Fleurville, je te dis merci pour le chapelet des routes et celui des rêves se définissant seconde après seconde, sur le papier de l’imagination.
Bonnes routes et à bientôt pour le dernier article.

Jean-Acier Danès, auteur de « Bicyclettres » (éditions du Seuil).

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Jean-Acier Danès

Jean-Acier Danès a 21 ans. Anciennement lyonnais et ayant vécu à l'étranger, il a voyagé jusqu'à s'installer à Paris où il suit actuellement des études de Lettres Modernes. A 20 ans, il publie son premier livre, un voyage à travers la France littéraire à vélo.

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