Manufacture Berthoud Cycles
Texte : Jean-Acier DANÈS

À la manufacture, février est un mois de paradoxe.

    À la manufacture, février est un mois de paradoxe — c’est l’hiver, étonnant et long, compacté dans ces journées courtes où tout va vite. Entre deux coups de froid on se surprend à rouler sur la plaque au milieu de routes pleines de vent, inondées comme de grandes rizières car il ne cesse de tomber des trombes d’eau. Les paysages somnolent. Les arbres s’embourbent dans des glaises pleines d’eaux. Il fait nuit tôt, froid le matin et glacial la nuit mais une allégresse perce à travers les nuages et donne de l’élan.

   De temps à autre un virage ou une forêt de mousse s’éclaire d’une grande beauté. Est-ce qu’un mois avec moins de jours que d’habitude se savoure d’autant plus ? Février aux allures de fusée s’attarde pourtant chaque soir où l’on passe ses soirées à rincer le vélo maculé de sel et de crasse. Il y a des congés avec les vacances des enfants (il faut tout concilier), il y a le froid gluant sur les jambes longues et les chaussures pleines de gouttes de boue, il y a encore les mains rouges et les gants qui dépassent des poches.

    À la manufacture, février est le mois des manœuvres. On se prépare, on s’accorde, on se ré-huile, que l’on ait connu une coupure de quelques semaines en posant le vélo au garage, ou non. L’horizon apparaît bientôt vers le printemps ; une lumière rentre dans l’atelier et se reflète sur les garde-boues ou les tubes d’aciers, qui augurent de futures belles machines et heureux propriétaires. Février défile, c’est un mois d’obstacles que l’on adresse l’un après l’autre, sans les refuser. Car créer c’est résoudre !

    - Oui, il y a bien des obstacles comme une machine qui s’enraye, un souci de production ou un nouveau défi d’innovation ou d’administratif. Mais la joie de ce mois est qu’il constitue dans le damier de l’année une fenêtre pour mener l’hivernage du bateau. Alors à la nuit tombée, parce qu’il pleut des rideaux glacés, le marin entretien son accastillage et prépare son navire et son hangar pour la remise à l’eau. La pluie ralentit et les terres sèchent. Au dehors comme au dedans, mille choses pour égayer le quotidien.

balade à vélo en forêt

Crédits photographiques : © Philippe Marguet

    Sur internet par exemple, je découvre avec intérêt (qui devient lubie) l’existence du phénomène #toolboxwars (« guerres de boite à outils »): un mot-clé qui permet de faire défiler sur les réseaux sociaux des flux de photos d’assortiments ingénieux, permettant en un coup d’œil d’appréhender des bonnes idées d’ateliers mobiles. Car le plus souvent, ces trousses ou valises sont celles de mécaniciens professionnels, ceux qui préparent et règlent le plus précisément possible les vélos de coureurs cyclistes. Elles sont surtout une compétition de bonnes idées, immortalisées sur l’établi ou en voyage. Les astuces foisonnent dans chaque image que l’on se trouve à zoomer : là, un poinçon de dentiste utilisé pour entretenir des roulements. Ici, un tournevis qui contient les embouts de la bonne taille pour régler des dérailleurs mécaniques ou une bonne référence de pince perroquet, faite en Europe et adaptée pour couper les gaines de freins hydrauliques.

    Plus encore que de souligner combien nos vélos contemporains sont devenus exigeants, les panneaux bien rangés de ces malles mécaniques incitent le cycliste amateur que je suis à mieux s’équiper, à gagner en rigueur, à apprendre de nouveaux gestes. Que se passerait-il si nous cessions de tordre les têtes de vis avec des mauvaises clés ? Si nous utilisions le bon cliquet, la bonne clé dynamométrique que l’on n’a toujours pas achetée, la bonne pince pour serrer un écrou, dévisser une cassette ou ouvrir une chaîne ? Si nous décidions de réparer certains outils, comme une pompe qui fuit, plutôt que d’essayer de les « faire-aller » encore une saison ? La conclusion de ces quelques centaines d’images visionnées est fidèle à l’adage: peu d’outils suffisent à changer un monde, mais ils doivent être de bonne qualité pour rendre la vie plus belle. Alors petit à petit, semaines après semaine, je profite d’un jeu de clé plates ou hexagonales, d’un manomètre qui permet de cesser d’estimer à la louche la pression des pneus, d’un tournevis à la bonne forme, etc. Est-ce grandir ? Est-ce devenir maniaque ? Est-ce se faciliter la vie et faire le plus de ce que l’on a ? Dans tous les cas, cela me permet aussi de me séparer de certains outils, d’en faire don à ces amis qui débutent dans l’entretien mécanique, d’entamer de nouvelles conversations et de faire naître de nouvelles techniques.

    Le mois de février s’achève déjà (finalement) et les Classiques du cyclisme apparaissent à l’horizon. Ces courses au cachet inimitable évoquent chaque année un chapitre de la mythologie du cyclisme, un nouveau tableau dans l’histoire des gladiateurs de la route. Elles offrent aussi des projets pour l’été : et si on allait faire, en solitaire, l’exploration de la Strade Bianche ? Et si on s’attaquait, au départ de chez soi, à se hisser en haut du mur de Grammont Geraardsbergen avant de s’offrir un verre belge ?

    Créer c’est résoudre, mais c’est aussi imaginer l’avenir. Obstacles techniques, mise au ban d’une ancienne machine, problématiques de mécanique ou de gestion peuvent étonnement après coup ouvrir un moment joyeux, sorte de brèche où l’on se trouve à considérer la beauté de ce que l’on a, de ce que l’on peut faire. C’est en entretenant une selle Berthoud avec une clé Torx N°20 qui ne ripe pas que l’on définit le plaisir simple d’un grand luxe, inoxydable. D’année en année, ces petits gestes annoncent les routes radieuses, les attaques en danseuse dans les cols et les moments de camaraderie à vélo, malgré tous les soucis du monde environnant.

paysage vue par un cycliste

Crédits photographiques : © Philippe Marguet

« J’essaie de lire, sautant de haie en haie, les reflets des nuages au loin dans le ciel et sa démarcation avec les terres brunes. Est-ce qu’au loin, la route sera inondée ? Le col sera-t-il fermé ? Routes absolument silencieuses, mais qui bercent, qui bercent, qui éliment les mollets en feu dans le ronronnement des pneus sur l’asphalte gorgé de pluie. Partout, de la glaise, de la tourbe, du compost trempé, un aspect de mare et de rivière qui sort toute lourde de son lit, traînant hors d’elle et au-delà des fossés, partout des gouttes d’eau diagonales comme des laisses de mer. Éclaircies: bientôt le printemps, dans une vingtaine de jour (comme s’il s’agissait d’un bouton magique pour déclencher le soleil). Gaufres dans la sacoche en toile sur le porte-paquet (la petite poche, qui fait la bonne dimension pour accueillir celles à la vergeoise dans un sachet propre). L’inspiration venue des Flandres, venue du Sud, venue d’un plat chaud. La volonté de bien se préparer, cette année, de prendre le temps de faire les choses proprement pour savourer au mieux les kilomètres. L’ascèse. La forme. Les kilomètres de base, fond de sortie, l’espoir de moments plus diurnes, le retour aussi de la socialisation alors qu’avant il faisait trop froid pour faire l’apéro dehors assis contre le vélo, ou parce que ma boulangerie-échoppe préférée n’avait pas mis derrière sa vitrine, l’adorable petite table sur laquelle je m’attarde si souvent aux beaux jours. Dernière semaine du mois: lecture et travail sur les photos de la Manufacture, l’article paraît dans Cyclist. Lumière de bronze, de dorures, nuages hyperactifs. »

paysage vue par un cycliste

Excellentes préparations de vos ateliers à tous ! Retrouvons-nous ici, le mois prochain.

Jean-Acier DANÈS, auteur de Bicyclettres (Seuil).

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