Manufacture Berthoud Cycles
Texte : Jean-Acier DANÈS

Octobre est une moisson de lumières.

    Octobre est une moisson de lumières. Le monde est trempé dans la cannelle, les feuilles ont la couleur d’un sirop d’érable, mon coeur plein d’envie illumine les lignes de ce carnet de paysages comme une citrouille transformée en lanterne.

     Bientôt, nous serons 2025 et c’est vertigineux. Éloignons cette date de l’actualité quotidienne avec son lot de morose et d’effrayant — rapprochons la des paysages. Quelles vues aurions-nous dessiné face à nos yeux, il y a vingt ans ? Comment aurions-nous imaginé une ville, un lieu de vacances, un habitat de 2025 ?

paysage à vélo avec verdure

Crédits photographiques : © Jean-Acier Danès

     Petit, je projetais des déplacements dans les airs entre les grattes ciels. Je suis un enfant de la fin des années 1990. Je ne pensais en rien aux grandes métropoles avalant tout, aux méga-bassines, aux forêts ou aux métros putrides. Je connaissais les téléphones à fil, les voitures rondes et colorées. Je ne pensais pas que le luxe ultime, ce serait d’avoir une heure de silence. Je voyais en ce quart de 21e siècle (qui paraissait si lointain) le signe d’une planète peuplée de progrès, avec sa vitesse et sa verticale douceur. Un futur de ceux qui ne s’entendent qu’avec des bruits futuristes des bip-boop et des fiou, comme ceux du passage des vitesses d’un groupe électronique. Et, à bien des égards, lorsque je croise un robot livreur de colis dans les rues de Los Angeles ou de Bruxelles, lorsqu’une fusée atteint l’espace et se range sur son silo de lancement, je me dis que ce futur s’est réalisé partiellement. Il ne faut que quelques rotations de moyeu à nos lampes à dynamo pour qu’elles éclairent toute une route de manière autonome, nos pneu tubeless s’auto-réparent après des coupures, nos smartphones savent nous retrouver et nous guider, ils balayent le ciel et nous proposent une cartographie colorée des nuages ou de la pluviométrie.

     À portée de pouces se trouvent désormais accessibles des données inqualifiables jusqu’alors : un itinéraire avec ses commentaires et temps de références, des puissances captées au pédalage, des photographies qu’on attrape au vol sans peine, des musiques que l’on fait défiler d’une pression de doigt sur la cocotte levier de vitesse et que l’on écoute à travers les écouteurs à conduction osseuse… Il est sidérant ce flot d’innovations que nous vivons. Peut-être trop, parfois. Et s’il y a une chose qui reste inchangée, simple, heureuse : c’est la joie d’enfourcher son vélo et de partir rouler.

     D’un point de vue technologique, les vélos sont étonnamment stables. Oui, bien sûr, il y a des technologies révolutionnaires que je n’ignore pas et qui ne cessent de modifier notre rapport au sport. Mais fondamentalement, la bicyclette en acier conçue par des artisans il y a cinquante ans n’a pas connu un changement radical, que ce soit dans sa géométrie ou dans son approche tournée vers le monde et la liberté. Elle s’est allégée, elle a changé de standards, elle est revenue à d’autres standards — mais elle fait toujours la même chose. D’un point A, à un point B, sans perturber la planète, elle permet de décupler la vitesse de l’homme, sans cela réduit à courir à quelques kilomètres heures, et lui permet de bénéficier de sa merveilleuse capacité d’endurance. C’est une machine à traverser la terre, une machine à rêve, un compagnon pour se hisser vers le meilleur. Une machine humble et splendide à la fois.

Crédits photographiques : © Jean-Acier Danès

   Aussi, j’ai été étonné lorsqu’au cours d’une sortie en Chevreuse un dimanche matin, j’entends : « Ça a l’air de bien marcher mais pourquoi tu t’imposes ça ? » d’une cycliste surprise par le rythme que tenait ma randonneuse vintage. Je suis bien conscient que ce vélo est un peu lourd, mais la sortie se passe bien. Le vélo tourne comme une horloge. Il freine fort grâce à ses plots et un bon entretien. C’est un bon vélo avec des roues de qualité, un groupe Dura-Ace 10 vitesses, etc. Plus tard, à l’heure de la sieste, sur mon canapé, j’admire la beauté de ce vélo de ses équipements (selle, bouchons de cintre et ruban, sacoches, éclairages, pneu, porte-bidons et garde-boue montés sur le vélo sont trouvables à la Manufacture Berthoud). Les courbatures sont là. J’en viens à une seule concession : à vingt-sept ans, avec un vélo âgé de près du double, la contrainte de ce montage est son absence de modularité.

   Je peux tenir la cadence de retraités en club-cyclisme qui sont plus équipés de produits hi-tech que moi, je peux faire des bouts de route avec des groupes de carbone sans que mes garde-boues ne m’handicapent et j’aime attaquer comme un chien fou quitte à y laisser des plumes. La seule chose que je ne peux pas réellement faire avec ce vélo, c’est l’adapter parfaitement à ma morphologie. L’âge veut cela : les pièces comme une potence à plongeur en 22mm se raréfient, sont difficiles à trouver, nécessitent un peu de bricolage. Les outils rendent certaines opérations plus délicates, comme le démontage par exemple, qui ne se fait pas avec une seule clé comme un vélo tout moderne, bien que je m’essaie fréquemment au jeu des empaquetages en gares SNCF. On est loin d’un vélo tout intégré récent, absolument jetable, mais on n’est pas non plus sur un vélo tout neuf. Et je l’adore, ce style de roulage. En somme, cette randonneuse m’a fait découvrir l’artisanat français, m’a montré la supériorité d’un vélo en acier fait avec amour, pour des routes et des projets comme les miens. Elle m’a donné confiance en une durabilité et une somme de petits choix personnalisés. Lorsque je cherchais des sacoches ou une selle, elle m’a fait entrer en contact avec Berthoud. Cependant, elle montre aujourd’hui ses limites, ce qui est normal pour un vélo d’abord acheté par un monsieur désormais décédé pour rouler des brevets dans les années 1980. C’est un extraordinaire montage et je ne compte pas le vendre mais pour d’autres aventures j’ai besoin d’un outil plus contemporain, conçu d’emblée pour et pour mes rêves et surtout ma morphologie. Un vélo de mon âge, oui. Un vélo différent, pas tellement, à peine.

    Alors ce dimanche, dans un petit carnet où je note assidument mes activités, je gribouille au crayon un cahier des charges idéal vélo que je recherche :
«   N°1: La position, l’ergonomie, le confort optimal. Il y a une aisance, une liberté inégalable lorsqu’on porte un vêtement sur-mesure fait à nos dimensions et avec nos irrégularités, plutôt qu’un vêtement retouché et adapté. Ceci est plus important encore pour un vélo, lorsque le cycliste n’est pas tout à fait proche des ‘normes’ attendues ou que sa pratique du vélo est inhabituelle. De cette position optimisée naissent toutes les performances et soif d’endurance, le pédalage fluide et l’absence de blessure.
    N°2: Un montage moderne avec des standards éprouvés, des technologies qui facilitent la vie. Toujours prêt-à-rouler, à partir, à vivre. Qui correspond à mon usage un peu particulier du vélo d’aventure au quotidien, prêt à encaisser 500 bornes ou un bivouac.
    N°3: La ligne, l’élégance, le panache. Un vélo qui n’est pas jetable grâce à la qualité inégalable par la machine des gestes de l’artisan : les raccords, les matériaux de choix, le savoir-faire des détails. Que le simple passage des yeux dessus donne envie d’aller rouler, qu’il y ait une réjouissance esthétique.   »

    Lorsque je ferme les yeux, cette machine prête à avaler toute la route n’est pas si différente de ma randonneuse actuelle. Les écarts sont à la marge, mais font toute la différence. En quelques points, je viens de lister les motivations qui conduisent à un vélo sur-mesure. Il y en a d’autres :

  • un choix de consommation sur un temps long (un seul vélo que l’on adapte, sur lequel on peut effectuer des réparations, changer des tubes, souder des supports, etc.)
  • un dialogue avec un artisan-cadreur, qui vit de sa passion pour le vélo et trouve des solutions par son génie industriel et sa créativité. Des priorités convenues découlent l’art de faire un montage propre en prenant en compte dès le départ des arrangements mécaniques.
  • et enfin, une façon de célébrer sa passion. De se faire plaisir. De marquer le passage des années, l’adéquation avec son caractère, de savoir partager avec des gens qui vivent pour le vélo (et pas seulement des gens qui veulent nous vendre des vélos.)

Je referme le carnet.

Crédits photographiques : © Berthoud Cycles

    J’ai maintenant plus de questions et moins de prophéties en tête qu’à l’enfance. Je sais l’immensité de ce que je ne sais pas. Alors, il est certain que je pourrais aller en grande enseigne ou chez un revendeur, acheter un vélo déjà monté à distance, débourser quelques milliers d’euros et avoir quelque chose de fonctionnel. Je pourrais ensuite prier pour qu’il soit facile à entretenir, que je puisse mettre une sacoche là où ce n’est pas prévu, une lampe là où ce n’est pas prévu, changer une position dans la mesure où cela me conviendra sans altérer le montage.

    Mais pour un prix assez proche, je peux aussi faire confiance à une vie d’expérience. Entrer en dialogue et dire « je suis comme ceci, » ou entendre « il vous faut ceci car vous pédalez comme cela ». Attendre des mois et des mois, presque des années, désirer. Choisir des angles, évoquer des épaisseurs de tubes, composer comme un chef de cuisine une recette avec des ingrédients de choix.

    Et dans quelques mois, monter en selle et aller chez Berthoud, récupérer un vélo unique, avec lequel une alchimie si particulière se forme au fil des kilomètres. Un vélo qui me fera penser à Fred, à Philippe, à Denis, à Marjorie et à l’expérience de leurs essais. Je pourrais alors m’élancer et dire « Ah. Ça, ça, c’est autre chose. » Lever la tête, accélérer, sourire et me dire « Voici chaussure à mon pied pour le voyage qu’il me reste. » Et quelle joie de vivre chaque jour en acceptant d’être déboussolés.

Crédits photographiques : © Berthoud Cycles

À bientôt, pour l’article de novembre et bonnes routes d’ici-là.

Jean-Acier DANÈS, auteur de Bicyclettres (Éditions du Seuil).

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