- Jean-Acier DANÈS
- Édito : le journal mensuel de la Manufacture Berthoud
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- Vélo, Berthoud Cycles, communauté, community
Manufacture Berthoud Cycles
Texte : Jean-Acier DANÈS
Septembre c’est la bascule : encore un peu les vacances dans la tête ... encore un peu l’été jusqu’à la fin du mois ...
Et je voudrais également évoquer des lectures, de celles qui me reviennent en tête lorsque je dévale des virages, me rapprochant d’une place de marché à l’heure où les étals des maraîchers sont cernés. Il ressurgit par exemple cette anecdote lue dans le récit de David Goggins, Can’t Hurt Me, selon lequel chaque minute près de 2000 ou 3000 pensées nous traversent la tête et occupent notre esprit (damn !). Elles peuvent être productives, nous pouvons les mobiliser et les rendre favorables à notre effort, nous motiver à trouver des ressources. Elles peuvent évoquer des histoires, des sensations, des actes de bravoure, nous faire rencontrer des mots ou des expressions qui traînaient comme ça, avec leurs images ou les airs qu’ils nous font fredonner. Ainsi, sans doute qu’au retour d’une sortie à vélo, sans être devenus des « Sur-Hommes, » comme les imagine avec humour Alfred Jarry, nous sommes un peu plus finement nous même, un peu rechargés d’idées et d’énergies.
Dans ces deux cas, une sorte de paix intérieure se forme à vélo. Peut-être est-ce le battement des manches longues et le souffle du vent, peut-être est-ce la cadence répétitive du pédalage, peut-être que cela vient du fait que septembre, c’est le mois de la rentrée, de l’énergie de la fin des vacances, des résolutions et des quartiers que l’on découvre. C’est un moment rare que d’être seul dans des paysages ouverts à l’horizon. Certains aiment graver sur leur potence une citation, un motto, d’autres se réfèrent à des émojis ou à un club, comme on se tatoue sur l’avant-bras un insigne nous donnant de la force. Moi, je me force juste à faire le premier pas, à sortir mon vélo de l’immeuble. Et après tout vient tout seul. Des lectures de romans, des frissons de poèmes, des conversations entre amis, des malheurs ou des peines : tout peut nous permettre, en route, d’affirmer nos sillages quelques soient les vents que nous rencontrons. L’autre soir, il s’est mis à pleuvoir et je commençais déjà à pester au fond de moi, que toute cette pluie ça commençait à bien faire et qu’il y en avait marre de se prendre des marécages et des bassines d’eau sur la tête. Passe à côté de moi un type, sur une machine toute équipée pour faire un chrono d’étape professionnelle qui s’exclame avec un grand sourire « Pas mal, les garde-boues, ça fait envie ! » On roule trois minutes côte à côte, puis il se laisse ralentir en tirant la langue de travers. Ça, par exemple, ça re-motive pour quelques kilomètres et me pousse à apprécier ce que j’ai : le confort d’une sublime randonneuse (certes, un peu lourde, mais si efficace) qui prête à toutes les joies, par tous les temps, et qui fait tourner les têtes du plus équipé des amateurs avec son dos souillé de projections d’eau.
Septembre c’est la bascule : encore un peu les vacances dans la tête (alors que pas du tout dans la réalité), encore un peu l’été jusqu’à la fin du mois — déjà l’envie d’arriver à la saison des courges, de boire des chocolats chauds, de reporter des vêtements moelleux.
Fin du mois, fin de l’été: bogues de marrons, élan des kilomètres accumulés, plans pour l’automne. Peut-être rejoindre Fleurville en un week-end, pour le plaisir de faire un 400 bornes en solitaire et de trouver l’équipe avec ses nouveaux projets. J’ai une chance, c’est que je suis régulièrement au téléphone avec Fleurville, en contact avec la Manufacture Berthoud. De temps à autre, Fred m’envoie une photo de sa dernière réalisation, comme cette potence au filet argenté des soudures sur l’acier digne d’un bijou. Ou alors c’est Marjorie, que j’ai au téléphone, et j’entends au derrière de sa voix le bruit d’un carton que l’on ferme ou d’un client que l’on salue. Je charge nos conversations de souvenirs, de ces paysages, de ces projets qu’on a en commun, je les interroge sur le travail. Et j’imagine, dans la nuit, la toiture du bâtiment reluire sous la lune à travers la pluie lorsqu’il pleut chez moi. Alors je continue de sortir rouler, de me rendre digne, d’apprécier le temps long de l’artisanat et de fendre avec mes pneus les flaques d’un flacccc qui évoque un coup de hache dans le sable.
Un soir, profitant des dernières semaines où il est encore possible de rouler dans la lumière dorée en dehors du travail, je remplis la sacoche qui se trouve sur le porte-paquet de ma randonneuse avec de quoi faire le café : un petit réchaud contenu dans une tasse légère, quelques grains moulus dans leur presse et un bidon d’eau contrastent sur le fond orange vif de la doublure. Je prépare mes affaires la veille, caressant d’un geste de paume le rabat liseré de cuir de la sacoche qui les porte. Et demain je sais que n’irai pas loin, je sortirai à peine de la ville. Quand viendra le matin, sur un rocher chaleureux, je pourrais boire mon café face à un lac ou à une route qui serpente dans les collines, et me perdre dans les cimes des pins et des cyprès pointus qui se peignent dans les rayons de soleil.
Crédits photographiques : © Jean-Acier Danès
Pour l’heure, je suis chez moi. Un k-way rejoint la sacoche, dehors il fait doux et il fait noir, il n’y a pour l’instant aucun missile qui nous menace directement. Il y a de l’eau claire qui s’élance quand j’ouvre le robinet. J’ai mangé. J’ai deux heures d’oisiveté et de mobilité que pour moi, un luxe — deux heures c’est un confort insensé. Alors je rêve de ces paysages. Et déjà la nuit revient et perle sur la toile de coton.
À bientôt pour l’article du mois d’octobre et excellentes aventures à toutes et à tous.
Jean-Acier DANÈS, auteur de Bicyclettres (Éditions du Seuil).