Manufacture Berthoud Cycles
Texte : Jean-Acier DANÈS

Chaque jour d’Avril j’écoute le temps qui passe, horloger ;

    Chaque jour d’Avril j’écoute le temps qui passe, horloger ; avril est un mois qui trotte à coups de tic, tac, tic, tac et dont on interroge la régularité.

  Avant lui, l’hiver a été humide. J’en fais le constat éprouvant durant les révisions de mes vélos : chaînes usées, plaquettes bouffées, tubes poqués, pneus constellés de coupures, roulements secs. Ce n’est rien, le bonheur est un dosage, un contraste. Heureux celui qui relie le temps et l’espace et découvre le monde !

   Dès le départ de ce Journal à la Manufacture Berthoud à Fleurville, j’étais dans le bureau avec Philippe et Denis et j’ai entendu cette question : « Qu’est-ce qui toi aussi te pousse à pédaler avec du matériel Berthoud ? » Ce n’est pas que le goût d’une distinction, d’une conquête, d’une exigence, ou d’un vœu social et environnemental. C’est une confiance, un choix, un plaisir. Y réfléchir, jauger ses goûts, c’est essayer de répondre à la question : « Pourquoi roulons-nous ? » ou « Pourquoi chez Berthoud, ils nous aident à penser intelligemment nos aventures depuis 77 ans ? »

balade à vélo en forêt

Crédits photographiques : © Philippe Marguet

    En Avril, je me dis que si j’aime autant les produits durables et aboutis, cela se justifie par la relation que j’ai pu nouer, grâce au vélo, avec l’espace. La raison pour laquelle je n’ai jamais cessé de pédaler, depuis l’enfance où j’ai appris l’équilibre, c’est parce qu’un jour j’ai réalisé que le vélo nous permettait d’épouser d’un seul tenant le monde. Une bicyclette, ce n’est pas qu’un bolide, qu’un compagnon d’aventure, d’évasion, de voyage ou de dépassement, mais c’est un formidable outil pour comprendre le rapport entre le temps et l’espace. Pour trouver sa vitesse, calquée sur la géographie d’un continent, et la grandeur d’une montagne. Pour voir les saisons. Pour savoir qu’au cœur de la nuit, il faudra manger ici ou là, pour apprendre à adapter ses envies sur les réalités, son égo sur les pulsations de son cœur ou la cadence de ses mollets.

    Grâce au vélo, on brode des souvenirs à travers les paysages, on explore la géographie et on fait l’expérience de son âge, de son époque, de ses disponibilités. Vous vous souvenez de l’époque ou, plus jeune, vous n’éprouviez qu’un sentiment très diffus, très incertain d’un trajet, d’une distance ou d’un territoire ? Petit, on prenait le bus, la voiture, le train, l’avion même, et nous étions fascinés mais moins réalistes face aux paysages que nous voyions défiler. Un bosquet c’était un monde, et trois heures de route quasiment rien. Et puis un jour, j’ai commencé à rouler. À me déplacer par mes propres moyens, à concevoir mes itinéraires, à investir ma liberté par la géographie : j’ai appris tant de vérités de la route.

paysage vue par un cycliste

Crédits photographiques : © Philippe Marguet

    Le vélo permet de composer un essentiel avec des contraintes matérielles: c’est à la fois un moyen de se ressourcer et de prendre conscience de chaque seconde, de chaque courbe et chaque col. D’un coup, une longueur entre deux villes devient un chronométrage à vélo (possible, ou trop ambitieux ?), un bidon, une banane ou une barre devient une durée d’effort, une nuit signifie un nombre de kilomètres, de craintes ou de pauses. La carte qui se déploie aujourd’hui sous nos yeux, nous ne pouvons plus la séparer d’un chiffre. Nous sommes des tachymètres-vivants. Et quelle joie, de se connecter ainsi à tout ce qui nous environne. C’est pour cela que j’aime autant utiliser du bon matériel. Des beaux outils, des sacoches extraordinaires, des choses faites pour durer : il transpire de ces objets la possibilité de choisir ce que l’on veut, de mener à bien une escapade, de rêver plus loin que l’horizon.

    Nous avons des vies qui fusent. Des enfants qui grandissent plus vite qu’un tournesol, une Terre qui se fendille, des drones si véloces que nous ne pouvons plus les voir, de l’eau qui s’échappe et se souille entre les gros doigts de l’homme, des sollicitations crispant des nerfs insoupçonnés, des écrans qui se rafraîchissent trop vite pour nos cerveaux, au-delà-même de la vitesse de notre rétine, et sur chaque pied où nous posons notre poids, nous avons le sentiment de l’instabilité. Imaginez que vous courrez à travers un étang, de nénuphars en nénuphars, et qu’un moindre ralentissement signifie de s’enfoncer, de prendre l’eau.

    Il nous faut trouver notre vitesse, notre rythme, notre cadence, prendre le temps de digérer, d’organiser, de rencontrer et de lever la tête. C’est ce que le mois d’Avril permet : organiser une victoire avec patience, apprécier une douceur solennelle, chérir des choses simples mais évidentes, savoir la grandeur d’une plaine ou l’étroitesse d’un sentier, l’âge d’une pierre ou la fragilité d’un arbre. Redécouvrir le goût d’une rhubarbe, la texture de bronze d’un brasero d’été, la finesse d’une nappe étendue au soleil.

paysage vue par un cycliste

Crédits photographiques : © Philippe Marguet

    Rouler, autour de la Manufacture en avril, permet de prendre la mesure de ce temps. C’est un mois éreintant mais suave — plein d’activité, avec l’intensification des projets de toutes part, des rêves qui prennent formes, des lancements qui tournent et qu’il faut alimenter comme un petit feu. Avril est le mois où on oublie, un soir, toute sa trousse de réparation après avoir nettoyé à grandes eaux son vélo la veille. Ce jour-là, vous vous en doutez, c’est la crevaison et il faut bricoler, abrité de la pluie tiède sous un arbre, puis braver les 15 derniers kilomètres avec une chambre à air nouée pour isoler le trou. Une scène digne d’un Chaplin au rythme lancinant d’un pneu irrégulier tataTontataTontataTon !

    « Avril, combien de soirées passées à rêver de nouveaux vélos, juste à temps pour l’été et sa frénésie des kilomètres, à comparer les groupes mécaniques modernes (amateur de Campagnolo, unissons-nous !) Entre deux averses torrentielles, ouvrir la veste étanche, entendre d’un baume glacé et léger, un givre libre qui parcourt le thorax au son clair d’un chant d’oiseau. Et ploc, et ploc, et ploc, sous une feuille verte alourdie par l’eau, un crapaud se cache sous un toit de cathédrale, un faisan file et fuse dans les taillis, et sur la selle l’homme sent jaillir de nulle part une ivresse de sourire. Les chaussettes blanches sur les pédales s’activent. On voudrait vivre rien que par insouciance, ne pas entendre craquer, aimer prendre sa distance. Provoquer simplement la nature et lui demander de tout créer pour nous. Ne faire que battre des ailes, se laisser porter, inonder sa bouche de fruits et immerger son corps dans le premier récipient venu. Oublier les contraires, ne voir que ce qui sait nous plaire, ne jamais se poser sur une branche agitée, ne jamais se confronter au calendrier. Apprécier rêver regarder les nuages, les merveilleux nuages. Une bécane et d’un peu de temps. Une huile, un parcours de graviers, de pins, une corniche ou colline et un peu d’entrain. Aujourd’hui, j’ai vingt-sept ans (la date de mise en ligne correspond). Bernard Pivot vient de disparaître cette semaine. Et pourtant, en danseuse, calé sur l’équilibre incertain du monde pour l’instant, tout va bien. Sans égoïsme. Participant muet d’une chorale sublime. »

    Voilà pour ce mois-ci. Avril se termine au Salon VéloInParis avec Marjorie qui présente aux clients les nouveautés de la Manufacture : des très belles sacoches de cadre ou de fourche, des vélos Prêt-à-Rouler ou sur-mesure, des nouveaux moyeux et éclairages sur le catalogue de SON. Je bois un café, puis un thé, pour me réchauffer en échangeant. Avec Philippe on parle de nuits courtes, des difficultés de créer à la française, de projets géniaux et passionnants, du bonheur de ce journal qui permet lui aussi de prendre la mesure du temps qui passe et de chercher, mois après mois, le thème, l’entrée, les propos. En sortant, à travers la pagode japonisante du parc Floral de Vincennes, j’aperçois un paon vert s’ébrouer sous la pluie au milieu des camélias. Il est si dur d’aborder ce qui nous rassemble, et c’est pourtant si évident lorsqu’on rencontre des gens qui partagent des mêmes passions que nous.

    À bientôt, pour le mois de Mai.

Jean-Acier DANÈS, auteur de Bicyclettres (Éditions du Seuil).

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