- Jean-Acier DANÈS
- Édito : le journal mensuel de la Manufacture Berthoud
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- Vélo, Berthoud Cycles, communauté, community
Manufacture Berthoud Cycles
Texte : Jean-Acier DANÈS
... j’ai passé le mois de Juin à interroger, plus que jamais, les paysages variés de ce pays.
Naturellement, lorsque j’ai commencé à écrire ces textes au début de l’année, je ne pouvais imaginer le centième des surprises que ce début d’année nous a réservé. Je voulais juste, et je savais que je pouvais pour cela bénéficier d’un bon soutien à mon initiative, raconter ce qui forge « les paysages de la Manufacture. » Parler au sens littéral de la « nature » de Berthoud : les routes, les collines, les environs du lieu de création et de production situé à Fleurville. Évoquer une identité en traduisant ce que l’on ressent, lorsque l’on s’arrête dans un lavoir cistercien à Cluny, pour dormir quelques heures (l’humilité). Évoquer un souvenir en racontant ce que l’on vit lorsqu’on franchit, au guidon de son vélo, un pays que l’on pensait connaître depuis l’enfance (l’émerveillement).
Je suis heureux de continuer ce journal, probablement parce qu’un aspect de ce commentaire de cartes, de ce partage d’une cause géographique m’émeut à l’heure où l’on veut nous faire entendre que nous sommes divisés, différents, incapables de nous parler. Pas forcément. Il en est autrement et les moments de sport, de partage et de dépassement prouvent combien il est bon de se retrouver autour de ce qui fait battre le cœur. L’identité d’artisans ou d’artistes trouve un si bon éclairage dans le milieu où elle se produit : on ne conçoit ni du vin, ni des peintures, ni des vélos de la même façon si on habite un tableau de chaumières anglaises gorgées d’eau ou des monts jonchés de villas toscanes. On ne pense pas son voyage de la même manière, on ne vit pas et on ne se représente pas le monde de la même façon lorsque l’on roule dans des voies serpentant à travers les cyprès que lorsqu’on longe des baies de roches en aiguilles, aux falaises acérées par les grands vents atlantiques. Et c’est ce qui rend cette Europe si formidable : ces nuances que chacun chérit, ces lieux qui nous rassemblent.
Au commencement de ces articles donc, l’idée qu’il suffisait de dire que Berthoud était « quelque part » en France ne me suffisait pas. L’impression, pour marquer le cœur et l’esprit, doit venir d’une image : celle d’un reflet pourpre dans la Saône, celle d’une voie ferrée grinçante qui rythme de son bruit central, celle aussi de villages qui évoquent le ciel de Bourgogne, ses vignes et ses façades et sa pierre. D’où les paysages spécifiques de ces photographies. D’où l’idée qu’il est bon de se rassembler derrière une image, une captation, une photo. Précisément. Les paysages autour de la Manufacture, ceux qui sont présentés dans ces articles, ne sont pas simplement des portions de nature, des morceaux de la Terre. Ils sont des projections du regard, ils sont des choix, ils sont des émotions vécues. Ils sont la marque d’une sensibilité qui se traduit au jour le jour.
Plus que jamais, alors qu’on se pose tant de questions sur ce qui fait l’unité de notre pays, de nos régions et même de notre avenir, j’écris que le paysage est un fait politique, un choix sensible, une preuve de l’esthétique qui nous attire. Sur la route cette semaine, je croisais des maisons qui se sont murées, des jardins que l’on ne distingue pas derrière des murs épais. J’échangeais, en posant mon vélo contre le muret d’un café, avec des gens pour qui le paysage est nécessairement naturel, pour qui c’est une espèce de forêt première, non-touchée par l’homme, un espace dans lequel il viendrait de manière récréative (au maximum) ou vivrait librement sans contrainte de production. Et puis j’entends, ailleurs, en suivant la pie qui vole au-dessus d’une barrière qu’un paysage pour être beau doit être le grandiose de l’homme, la preuve de sa volonté, qu’il doit être clos et ne pas accueillir sans laisser-passer, qu’il doit être cimenté par l’autorité et l’égo. On l’associe alors à quelque chose d’ordonné, de manipulé par l’homme, à un propriétaire qui démontre sa gloire, comme les vues que l’on a lorsque l’on se promène dans les jardins de Versailles ou du Palais Pitti à Florence. Pourtant, un paysage, ce n’est rien qu’un bout de terre, qu’un morceau d’expression de la nature. Il se compose, avec des ombres et des vues, avec des choix que l’on fait en se mettant face à lui. Un paysage, c’est un espace de cœur. On en fait ce que l’on veut, on y voit ce que l’on veut, on choisit même d’où on va le mirer: qu’il soit faire de gratte-ciels ou de grottes pleines de ronces, il n’est pas hiérarchisé. Il est juste un tableau, que l’on saisit, et que l’on regarde en essayant toujours d’aller de l’avant, de ne jamais oublier son itinéraire, de l’aimer.
Crédits photographiques : © Philippe Marguet
« Juin. Longeant l’autoroute du Soleil. Colliers d’éoliennes, qui ressemblent à un sautoir. Il y a des tiges blanches, celles en cours de construction, qui n’ont pas d’embout et qui n’ont pas d’aile (on dirait les pattes seules d’un oiseau sans corps). Des collines irrégulières. Je m’époumonne, fidèlement, talus après collines. Je prends des photos avec ce vieux Leica argentique qui fait Clac-Clic-tchak. Un fermier a tracé des sillons de culture, ça ondule sous le soleil. Mes roues me portent. Il fait doux. Les galets du dérailleur suivent les pentes sur lesquelles je me hisse et je glisse. Pour certains, la vue sur cette colline, au loin, ce n’est rien. Pour d’autre c’est la maison. Pour certains, un petit pré dans lequel attend un hamac, une voiture en tôle et un abri rempli de beaux outils de potager, ce n’est rien. Et pourtant, au fond du cœur de quelqu’un ou dans l’imagination d’un citadin, quelque part, sous les bombes ou dans la foudre des clans, c’est le paradis. Il suffit d’un peu d’esprit. »
Crédits photographiques : © Philippe Marguet
Je reprends ma route en faisant éclater en bouche les premières mûres de l’année, que j’ai hâte de partager avec des amis. Joyeux kilomètres à tous.
Jean-Acier DANÈS, auteur de Bicyclettres (Éditions du Seuil).