- Jean-Acier DANÈS
- Édito : le journal mensuel de la Manufacture Berthoud
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Manufacture Berthoud Cycles
Texte : Jean-Acier DANÈS
Mars. Troisième mois. Équinoxe de printemps, surtout.
L’occasion de traîner ses bottes au salon de l’Agriculture : ce merveilleux dictionnaire de terroirs, d’appellations protégées et d’étonnants concours de faiblesses ou de forces.
Mars, quand mes yeux se perdent dans le dédale des allées, sur des grandes cartes dressées entre les stands : ici, au coin Rhône-Alpes dans ce village que je connais si bien on produit ce petit fromage délicieux. Plus loin sur la carte, ces vignes où j’ai dormi une nuit entre deux abris. Dans les Hauts de France, en Bretagne, en Alsace, dans le Tarn et bien sûr en Bourgogne, mille voyages s’ouvrent comme une malle aux merveilles, explorée, à explorer – pour moi et les autres. Ce qui surprend c’est l’abondance : vaches de la taille de petites voitures, piles de marchandises généreuses, de bouteilles, d’épices, de sucreries en bocal et de mets fins. L’abondance de visiteurs aussi, car c’est un salon imparfait mais qu’il annonce les beaux jours aux papilles.
Mars est un mois que j’aime bien, où les résolutions que l’on a pu prendre plus tôt commencent à s’affiner ; on saisit combien des petits gestes intégrés au quotidien, faits et refaits avec persévérance, nous façonnent à la longue. C’est le mois des Belges et des Italiens, des classiques et des rondes.
Chaque jour, je me faufile dans la ville. Entre tout ce qui déborde : poubelles, travaux, véhicules, touristes, agents qui font la circulation, barrières, plots, bordel de capitale. J’esquive (au choix) une conductrice de taxi qui empiète sur la piste cyclable, un utilitaire défoncé que je n’ai pas vu arriver et un des écervelés en trottinette. Être cycliste, c’est déjà être vivant, être dans le flot. Aller avec la vague des voitures et feux comme on anticipe en kayak une grosse rivière au fil des rapides. Nous sommes peu de choses, dont le fruit de nos réflexes.
Nous sommes aussi le fruit de nos voyages, l’historiques de nos errances : là où nous sommes né, avons grandi, le milieu des apprentissages ou des premiers amours, celui du confort ou des aventures. La somme de nos habitudes et de nos mouvements, c’est la signature de notre squelette qui témoignera pour d’elle comme d’un sillage propre à un navire. Elle dira : voici comment il ou elle se tenait, ce qu’il ou elle forçait sur la marche du monde. Il était marcheur, cycliste, alpiniste, pilote, baroudeur de forêts tropicales, ou sédentaire de rien-du-tout pourra commenter le médecin légiste. Et certains seront surpris de ne pas l’entendre s’étonner : « Ah. Enchanté…Mais vous n’êtes pas à vélo aujourd’hui ?
Dans cent neuf jours à Paris, il y aura les Jeux Olympiques puis les Paralympiques. La foire au vélo a repris, les transports inquiètent et rajoutent une friction, une angoisse à l’horizon. J’ai hâte qu’il y ait dans ce pays une célébration du sport, du dépassement, de la communion d’un stade et d’athlètes, mais qui est prêt pour cela, à part les athlètes ?
Je me tiens devant le flanc de Notre-Dame, au kilomètre zéro, regardant la charpente que l’on répare et réfléchissant à de prochains voyages. Que vais-je y trouver, qui vais-je y trouver, comment se déplaceront-ils ? Comment vais-je me présenter ? Est-ce que mon kilomètre zéro à moi, c’est Notre-Dame de Paris ? Ou bien le lieu de ma naissance ? Ou celui de mon enfance ? De ma rencontre avec quelqu’un, d’une victoire, ou de quelque chose de matériel ? Quelle est la généalogie du voyageur et quand a-t-il commencé, ce voyage ?
Je regarde mon vieux vélo, esquinté malgré l’entretien : les pneus abimés, la chaîne souillée par la pluie et les inondations qu’il a fallu traverser. Est-ce que mon kilomètre zéro à moi, ce serait une bicyclette ? Un moment où, enfant, on m’a lâché l’épaule sur le petit sentier dans le parc aux grandes pelouses, où j’ai trouvé mon équilibre comme on prend son envol ? À l’époque, j’avais un vélo rouge, rouge vermillon comme le vélo sur lequel j’ai les yeux posés vingt ans plus tard. Sans le savoir, on reproduit parfois ses premiers amours, et si souvent, on ne les quitte d’ailleurs jamais. On les garde en nous. C’est amusant, comme certains objets nous influencent, donnent à voir la personne que nous sommes, symboles d’un ethos, ou extended body language.
Il y a un an, je faisais une résidence d’écriture dans un collège à Firminy. Au bout de quelques jours d’échanges avec des adolescents du bassins stéphanois, ils devaient décrire « la journée idéale de l’écrivain » dans un atelier à leur initiative. L’écrivain qu’ils recevaient, c’était donc moi, un mammifère bipède ayant partagé des mots que j’aimais bien dans un livre et qu’ils regardaient à peu près aussi curieusement qu’à travers le grillage d’un zoo. L’une des collégiennes s’exprime : « C’est le matin. Dans la journée idéale de Jean-Acier, il a plein de vélos rouges et avant de partir de chez lui, dans une petite maison face à la mer, comme dans le premier chapitre de Bicyclettres, il choisit des vêtements bleus […] »
Je ne connaissais pas cette élève, nous avions échangé quoi, cinq-six phrases ? Un enfant, ça observe, avec sa candeur et ses interrogations. Ce jour-là, les objets m’avaient précédé. Nous avions ensuite discuté des tenues des sportifs puis de la mémoire d’une page de l’Aurélien d’Aragon, avec l’honnête Riquet qui joue dans le bassin d’une piscine parisienne. Aurélien et lui sortent de l’eau, l’un et l’autre se rhabillent et ils s’observent vêtus. À leurs différences vestimentaires, ils saisissent d’un coup le fossé qui les sépare et Riquet se met à appeler Aurélien monsieur parce qu’il se sape plus bourgeoisement que lui. Le miracle de l’uniforme, du slip de bain dans le bassin, qui abolit la différence entre deux corps hydrodynamiques, s’achève. C’est la distinction, le clivage, alors qu’ils s’étaient trouvés amis.
Nous sommes en mars 2024 et j’observe la Seine : ce n’est pas demain le jour où un Riquet pourra se baigner à nouveau dans ce fleuve. Les Jeux Olympiques et Paralympiques ? Peut-être. Est-ce que ce sera possible, au siècle prochain ? Et à celui d’après ? Comment s’habillera le Riquet du futur, en sortant de l’eau ? Masque à gaz, lingettes désinfectantes, combinaison anti-cuisson de la chair par 55°C et lunettes antiradiations ? Ou bien, le plus légèrement du monde, insouciant, amoureux du monde fabuleux dans lequel il vivra, en route vers un apéro avec mes enfants ?
Crédits photographiques : © Philippe Marguet
Wendell Berry le dit souvent : on ne pense pas assez le matérialisme. On dit que notre monde est trop matérialiste, que pépé ou mémé n’ont eu qu’une paire de chaussures de montagne, que notre génération passe plus de temps à consommer qu’à s’aimer, que le voyageur est le pollueur d’un ailleurs ou que des amants pensent trop à leur confort individuel, etc. Mais est-ce que c’est cela, le matérialisme ?
Est-ce qu’il ne faudrait pas que, comme nos grands-parents, nous soyons plus matérialistes ? Qu’un seul objet, beau, achevé, puisse constituer tout un monde ? Les deux dernières générations n’ont-elles pas urgemment mal-choisi, mal-usé, et trop vite expurger leurs objets devenus encombrants ? Il est temps de charger de centaines d’anecdotes la même sacoche, comme ce grand-père qui a construit sa vie avec la même perceuse, de sa barque jusqu’à sa toiture. De marquer un peu plus un peu moins d’objets. On ne sait pas de quoi demain sera fait, alors soyons comme cet aïeul qu’on associait à la qualité de sa montre, cette mère qui a passé un sac ou une photo, cet inconnu dont l’appareil photo est gravé d’initiales. Choisissons « nos objets, » gardons les de nombreuses années, et faisons en sorte que pour exister, ils ne se foutent pas des paysages ou des habitants du monde entier. En les passant à ceux qu’on aime, par transmission.
Le mois s’achève et dans quelques jours commencera la quinzaine presque sainte de Paris-Roubaix et des flèches. Une route d’adversité pure mais de camaraderie, d’entraînement mais de surprise et chance, une route d’endurance mystérieuse. Bonnes routes à tous et à bientôt, sur ce journal.
Jean-Acier DANÈS, auteur de Bicyclettres (Seuil).